La Pollution à St Félix et Pallières

Dans les Cévennes, l’héritage toxique des mines

Stéphane Mandard

Métaux, l’inquiétante frénésie 3|3A Saint-Félix-de-Pallières, l’extraction a laissé derrière elle une pollution à l’arsenic ou au cadmium qui pèse sur la santé des habitants comme sur les milieux naturels

REPORTAGE – SAINT-FÉLIX-DE-PALLIÈRES (GARD) – envoyé spécial

L’ avantage avec l’arsenic, c’est que les animaux n’ont jamais de puces. » Michel Bourgeat, 88 ans, garde un solide sens de l’humour malgré la mort qui rôde à la porte. Jaurès, son labrador noir, souffre surtout d’embonpoint. Ses quatre premiers chiens sont morts d’un cancer (testicules pour les mâles, mamelles pour les femelles). Ses deux ânesses ont succombé à une leucémie. Son épouse est décédée à la suite

d’un cancer du sein et de la peau. Deux fois opéré pour la même maladie, lui traîne un « catalogue de cancers » : poumon, prostate, os. Rosie, son ancienne femme de ménage, a été emportée en septembre : le crabe encore. Campé sur sa canne, Michel Bourgeat attend l’ambulance qui doit l’emmener au centre hospitalier d’Alès (Gard) pour un scanner de contrôle, comme tous les mois : « Ils vont encore me trouver un nouveau cancer. »

De la terrasse panoramique de sa maison, à flanc de colline sur les hauteurs de Saint-Félix-de-Pallières (Gard), dans les Cévennes, l’octogénaire désigne le responsable. Il est tapi dans la forêt, tout autour de sa maison, caché dans un paysage de carte postale : une nature verdoyante et sauvage baignée de soleil, aux senteurs de thym, bercée par le doux tumulte de la rivière. Quand ils n’ont pas été arrachés par des habitants inquiets pour la valeur de leur patrimoine immobilier, quelques panneaux mettent en garde promeneurs et randonneurs : « Attention danger, environnement pollué. » Les écriteaux déconseillent plus ou moins strictement les pique-niques, les haltes repos, la baignade, la cueillette du thym et des champignons ou encore de jouer avec le sable.

Et pour cause, les sols mais aussi les rivières peuvent être gorgés de métaux lourds. Arsenic, plomb, cadmium, zinc, antimoine tirés du sol… Par endroits, les concentrations ont été mesurées à des niveaux jusqu’à mille fois supérieurs aux normes. L’héritage empoisonné de plus d’un siècle d’extraction minière. Au mitan du XXe siècle, le secteur dit de la Croix-de-Pallières, qui s’étend sur les communes de Saint-Félix-de-Pallières, Thoiras et Tornac, est le troisième plus grand site minier de plomb et de zinc du pays. Au pic de son activité, jusqu’à 175 mineurs y travaillent. La mine a fermé en 1971. Cinquante ans plus tard, ses déchets polluent toujours la région. Un cas d’école qui illustre l’impossible gestion de l’après-mine.

Selon l’inventaire dressé par Geoderis, le groupement d’intérêt public chargé d’assister l’Etat dans cette mission,
2 109 dépôts de déchets miniers ont été identifiés sur les 5 696 sites miniers répertoriés en France métropolitaine.

Ils sont classés de A à E en fonction de la gravité des risques environnementaux et sanitaires qu’ils font courir. La Croix-de-Pallières (D) fait partie d’une liste de 45 sites (correspondant à 70 dépôts) considérés comme
« prioritaires » par le ministère de la transition écologique. Tous sont classés entre C et E et sont disséminés sur l’ensemble du territoire. Un puits sans fond pour l’Etat qui engloutit chaque année près de 50 millions d’euros en études et expertises pour surveiller les risques, réparer les dommages et, plus rarement, indemniser les victimes.

Auditionné en 2020 par la commission d’enquête parlementaire sur la pollution des sols, Georges Vigneron, le chef du département prévention et sécurité minière du Bureau de recherches géologiques et minières, faisait ce constat sans appel : « Il n’existe pas d’après-mine “heureux” ! » Michel Bourgeat, comme ses voisins, a dû renoncer à son potager, trop dangereux. Il a bien essayé de vendre sa maison, pour aller vivre ailleurs, mais « les gens partent en courant quand ils apprennent toutes les restrictions qu’implique la vie ici » : nettoyer les rebords de fenêtre à l’eau claire tous les jours, ne pas laisser les enfants jouer dehors, empêcher les animaux de rentrer, se couper les ongles ras (seule recommandation appliquée à la lettre par le retraité car ils sont « cassants »)…

Affaire classée sans suite

Cette belle bâtisse aux poutres imposantes que l’ancien fonctionnaire a retapée de ses propres mains, il n’aspire désormais qu’à la voir démolie contre une indemnisation, pour ne pas laisser à ses enfants « un patrimoine qui ne vaut rien ». Une procédure judiciaire est toujours en cours.

« On est la mine témoin, c’est pour ça qu’on se bat », dit cet inusable militant de la CGT qui a terminé sa carrière à la mairie d’Alès. Le combat débute en 2010, avec la création de l’Association pour la dépollution des anciennes mines de la vieille montagne (ADAMVM), deux ans après la publication d’un rapport alarmant de Geoderis, relevant pour la première fois des teneurs environnementales « exceptionnellement élevées » en plomb, arsenic et cadmium autour des anciens sites miniers.

Aiguillonnée par l’association, l’agence régionale de santé (ARS) d’Occitanie finit par proposer en 2015 un dépistage aux habitants des communes avoisinantes. Six cent cinquante et un volontaires participent, sur un bassin de population de 2 774 personnes. Les résultats dépassent les seuils d’alerte pour 46 personnes, dont Michel Bourgeat. En 2016, il porte plainte contre X pour « mise en danger de la vie d’autrui » avec une quarantaine d’autres riverains de l’ancienne mine et l’ADAMVM.

L’affaire est classée sans suite en juillet 2020 par la procureure de la République de Marseille. Elle considère alors qu’il n’a pas pu être « déterminé de manière certaine que les métaux lourds présents sur les sites étaient d’origine humaine et non naturelle ». Une fin de non-recevoir qualifiée d’« hallucinante » par François Simon, médecin retraité et cheville ouvrière de l’ADAMVM. Le parquet estime également qu’il n’y a pas de « consensus scientifique » sur le lien de causalité entre la pollution et les pathologies des plaignants.

« Le lien de causalité est toujours difficile à prouver », admet François Simon. En juillet 2018, une étude de Santé publique France a pourtant confirmé une surimprégnation à l’arsenic et au cadmium pour respectivement près d’un quart et 12 % des participants au dépistage organisé par l’ARS. « Aucun suivi n’a été mis en place », déplore le médecin, qui rappelle que « l’exposition à l’arsenic a des effets même à très faibles doses » et qu’« un cancer peut mettre quinze ou vingt ans à se développer ». L’arsenic est associé notamment à des cancers pulmonaires et cutanés.

Une autre décision de justice donne un regain de combativité aux deux vétérans de l’association. Dans un jugement rendu le 18 avril, le Conseil d’Etat a rejeté l’ultime recours d’Umicore, le dernier exploitant de la mine, de se pourvoir en cassation. Depuis 2018, la multinationale belge contestait devant les tribunaux les mises en demeure adressées par le préfet du Gard pour dépolluer le site. Elle va désormais devoir s’y atteler.

Le chantier n’est pas mince. Jusqu’ici, Umicore s’est contenté de démonter les installations, de refermer le puits principal et de confiner un des quatre dépôts particulièrement problématiques. L’ancienne digue à stériles a été recouverte d’argile et d’une couche de sol végétalisé qui lui donne l’illusion d’une petite colline verte. Elle cache 1,5 million de tonnes de résidus miniers. Jusqu’à la réhabilitation de la digue, achevée en 2021, la tramontane a dispersé des poussières fines dans toute la vallée. Dans les années 1980, on faisait de la luge sur la « dune du Pilat » des Cévennes.

Dans les années 2000, on dansait, aussi, au pied de la digue. Des milliers de « teufeurs » pouvaient débarquer de toute l’Europe pour un teknival sauvage. Aujourd’hui, ils sont encore une quinzaine à vivre dans des caravanes ou de vieux autobus, sur l’ancien carreau de la mine. « Bien sûr que la pollution ça fait peur, mais ici on est tranquilles », dit Camila, 36 ans, cuisinière dans les campings de la région et qui installe sa camionnette à « la Mine » hors saison touristique. Les teufeurs ont accepté de déplacer provisoirement leur campement, le temps qu’Umicore fasse les travaux.

Ces derniers devraient démarrer par le dépôt de l’Issart, l’emplacement du puits zéro. Une sorte de grand cratère boueux avec des résurgences rougeâtres. Les concentrations en métaux lourds y battent des records. Umicore a prévu d’évacuer les résidus par camion (une quarantaine est programmée) jusqu’au site de traitement de déchets ultimes de Bellegarde.

L’opération s’annonce encore plus délicate pour le dépôt de la mine dite « Joseph », juste en face de chez Michel Bourgeat : 500 000 tonnes de déchets ont été abandonnées sur une pente à 45 degrés. « Un écueil qui reste à traiter », indique au Monde la préfecture du Gard qui a demandé à Umicore de revoir sa copie. Ces haldes,
« soumises à l’érosion et exposées à des épisodes climatiques de très forte intensité », rappelle la préfecture, bordent le Paleyrolle, ruisseau qui se jette dans l’Ourne puis le Gardon, rivière très prisée des baigneurs l’été. André Charrière, le géologue à la retraite de l’ADAMVM, documente l’état de ce cours d’eau : « Son PH flirte régulièrement avec 2, ce qui est incompatible avec toute forme de vie. » Sa couleur vire aussi régulièrement à l’orange. Comme pour les sols, des niveaux très largement supérieurs aux normes ont été relevés pour le plomb ou le cadmium par Geoderis, en 2019.

Les inondations sont fréquentes dans cette région soumise aux épisodes cévenols. En 2002, Marianne Plus a eu
« 3 mètres d’eau » dans sa cave en terre battue. Cette militante écologiste de 66 ans habite dans une maison du XVe siècle, au cœur de la très touristique cité d’Anduze, au bord du Gardon. En 2016, l’ARS lui apprend qu’elle a des niveaux très élevés de métaux lourds dans le sang et lui déconseille de laisser les enfants descendre dans sa cave. L’un de ses fils a été opéré d’un sarcome (tumeur maligne des tissus mous ou osseux) à l’âge de 16 ans. « On avait un jardin au bord de l’Ourne, on s’y baignait tout le temps avec les enfants, sans se douter que la rivière était polluée, dit-elle. Aujourd’hui encore, il y a un déni par rapport à cette pollution. »

« Ne pas faire fuir les touristes »

A l’entrée de Tornac, commune limitrophe d’Anduze un panneau indique « territoire bio engagé ». « Avec le dérèglement climatique, les épisodes extrêmes vont se renforcer et pourraient charrier un jour ou l’autre toute cette pollution jusqu’aux vignes bio de Tornac si on n’agit pas rapidement », alerte François Simon. La cave, qui regroupe une quarantaine de vignerons, fête ses 100 ans le 25 mai. Son président, Jacques Blanc, redoute surtout les retombées négatives en termes d’image. « En 2016, un reportage télé sur la pollution aux métaux lourds avait montré la vigne, rappelle-t-il, amer. Ça nous avait fait beaucoup de tort. Du jour au lendemain, on avait perdu

10 000 euros de chiffre d’affaires et on avait dû payer des analyses pour prouver que le vin n’était pas touché. » Le vigneron se réjouit de la décision du Conseil d’Etat obligeant Umicore à dépolluer.

Les élus locaux saluent également ce jugement. « On commençait à désespérer après quatorze ans de bataille, commente Michel Sala, député (La France insoumise, LFI) du Gard et ancien maire de Saint-Félix-de-Pallières. C’est bien de dépolluer, mais tous les problèmes de l’après-mine ne seront pas réglés pour autant. » Outre le suivi sanitaire et de la dépollution – qui pourrait elle-même générer de la pollution –, le député soulève la question des indemnisations. Sur une quarantaine de maisons potentiellement concernées, un seul propriétaire a été exproprié : il vivait sur le site extrêmement contaminé de l’ancienne laverie. Il a été indemnisé par l’Etat. « Ce n’est pas à l’Etat de payer, mais à Umicore, tonne l’élu « insoumis ». C’est une goutte d’eau pour ce géant. » Contactée, la multinationale belge n’a pas répondu à nos sollicitations.

La mairie de Saint-Félix-de-Pallières est toujours en procédure avec l’ancien exploitant. La commune,
213 habitants et 400 000 euros de budget, a dû débourser 257 000 euros en frais d’études et de forages pour la fermeture du puits n° 1 après son effondrement, en 2014. Une ardoise que refuse de lui payer Umicore. L’édile du village, Bruno Weitz, espère que le jugement va « faire jurisprudence partout où les mines ne sont pas orphelines ».

A commencer par la commune voisine de Durfort-et-Saint-Martin-de-Sossenac. Elle aussi possède sa « dune du Pilat » de déchets miniers, en version réduite (un peu moins de 1 hectare). Mais, contrairement à celle de la Croix- de-Pallières, Umicore n’y a entrepris aucuns travaux de confinement depuis que l’entreprise a fermé cette concession en 1971. Les concentrations en plomb, zinc, cadmium ou antimoine y dépassent pourtant jusqu’à six cents fois les normes, selon l’inventaire dressé par Geoderis en 2008.

Cette année-là, le préfet du Gard écrit au maire pour lui demander de prendre des « mesures simples de sécurité, telles que la signalisation du danger ou clôture éventuelle des zones les plus contaminées ». Seize ans plus tard, aucune clôture ne protège le site et seul un panneau, en partie occulté derrière le vestige d’un four à calamine, indique une « zone représentant de fortes concentrations de plomb et autres métaux ». Pas de quoi dissuader les habitants de s’y promener à pied ou en VTT. Le maire de Durfort n’a pas répondu à nos sollicitations.

« Il y a une omerta autour de la pollution, déplore Jean Marzelle. Sans doute par crainte de dévaluer le patrimoine immobilier et de faire fuir les touristes. » Retraité des hôpitaux de Paris, il s’est installé en 2015 dans ce village de 770 habitants. Son jardin est bordé par le ruisseau de Vassorgues qui passe juste en contrebas du dépôt minier. Tous ses voisins ont arrêté de cultiver leur potager. « Quand j’ai acheté la maison, l’ancien propriétaire m’a conseillé de ne pas faire de jardin à cause de la présence excessive de plomb, mais le risque minier n’est pas précisé dans les actes notariés et est à peine mentionné dans le dernier projet de PLU [plan local d’urbanisme]. » L’ancien chirurgien commence à recevoir des témoignages parmi les habitants. Il évoque deux cas d’enfants dépistés, il y a plusieurs années, avec des niveaux élevés d’arsenic et de plomb, ainsi qu’un adulte riverain du dépôt traité pour saturnisme.

Interrogée, la préfecture du Gard indique qu’une « étude santé-environnement » a été effectuée en mai 2022 et qu’Umicore « sera invité à participer à la présentation des résultats de l’étude aux élus ». En vertu du jugement du Conseil d’Etat, la multinationale est également appelée « à participer activement aux travaux à lancer dans les prochaines semaines et mois ».

FIN